Le « manifeste des douze » fait réagir
Le manifeste des douze n’ambitionnait qu’une seule chose : provoquer le débat au sein d’un nombre le plus élevé de journaux et donc de pays. Dire haut et fort que l’islamisme est un nouveau totalitarisme. Face auquel on ne gagnera pas par les armes mais grâce au combat des idées. Cette résistance par les idées n’est possible que si l’on abdique pas ses seules armes pour résister : la liberté d’expression, la plume, le sens de l’humour. Or l’affaire des dessins sur Mahomet a montré combien certains étaient prêts à renoncer à résister sous prétexte de ne pas « offenser », de ne pas « mettre de l’huile sur le feu ».
Ce renoncement n’est pas simplement le fait de gouvernements tétanisés par le chantage au boycott économique, mais aussi celui d’une certaine gauche paralysée par le « relativisme culturel » (l’humour, le féminisme et la laïcité seraient bon pour tout le monde sauf pour les musulmans, enfermés dans une essence archaïque et exotique) et le concept d’ « islamophobie » (un terme qui confond la stigmatisation inacceptable des musulmans et la critique légitime de l’islam en tant que religion au point de transformer l’anti-racisme en machine à censurer anti-blasphème !).
Salman Rushdie, Taslima Nasreen et Ayaan Hirsi Ali qui ont été soutenus lorsqu’ils été attaquées comme « apostats « mais lâchés lorsque les mêmes les ont traité d’« islamophobes », par une gauche obscurantiste qui leur nie le droit de critiquer la religion au nom de laquelle on les opprime, sont bien placés pour pousser ce cri. A leurs côtés, des intellectuels écrivant depuis des années contre l’intégrisme, dont plusieurs iraniens réfugiés en Europe, ont tenu à manifester leur inquiétude face à la confusion grandissante, sur les mots et donc sur les principes, face à ce danger de type global et totalitaire. Ceux-là ont connu l’époque où la même confusion, et la lutte prioritaire contre l’impérialisme, avait convaincu les marxistes de s’allier aux islamistes pour porter Khomeiny au pouvoir… Plus jamais ça. C’est aussi le sens de ce manifeste. Qui a fait immédiatement réagir, soulevant l’enthousiasme et la libération ou la gène de ceux qui n’aiment pas « mettre de l’huile sur le feu », comme si le feu n’avait pas pris depuis longtemps.
Les blog iraniens, où se connecte en masse la société civile avide de libertés et de changement, ont été les premiers à reprendre le texte et à le traduire en farci. Dès le matin de sa publication dans Charlie. La veille, une dépêche AFP (Agence France presse) a suscité une cascade de coups de fil et de demandes d’interview, en France mais surtout à l’étranger. En premier lieu au Danemark, où le débat sur les dessins continue de faire rage. Tous les quotidiens, notamment de gauche, n’ont pas voulu soutenir le Jyllands-Posten ayant publié les caricatures. Il est vrai que le contexte Danois n’est pas le nôtre. La xénophobie y sévit, jusqu’au sommet de l’Etat, ce qui rend plus prudent. Mais n’est-ce pas encourager le populisme de droite que de lui laisser éternellement le monopole de la résistance au totalitarisme ? Et à quoi ressemblera la gauche européenne dans quelques années si elle cesse d’être anti-intégriste et anti-fasciste ? Tout le débat est là. Et il est suffisamment important pour que l’ensemble des journaux Danois aient repris le manifeste à leur une. Certains avec enthousiasme, d’autres plus critiques.
Ainsi L'éditorial d’un journal de gauche titre "Le but est juste… mais l'analyse et les moyens pour y arriver sont faux ». La suite est un condensé d’inexactitudes. Puisque le journal explique que " le terrorisme est l'arme du faible (...) la panique morale qui se sent dans le manifeste est donc sans fondement » Le journal Danois tombe dans le piège tendu par les faucons du Pentagone puisqu’il ne sait plus faire la différence entre « terrorisme » (dont ne parle pas le manifeste) et intégrisme musulman, soit l’idéologie politique liberticide dont parle le manifeste. Sa confusion se poursuit lorsqu’il ajoute : « le manifeste commet l'erreur d'attaquer l'ennemi faible, mais méchant sur son seul point fort: la religion. (...) si on fait de l'islam l'ennemi, le risque est qu'on finit dans la guerre entre civilisations, que les auteurs du manifeste cherchent à éviter avec leur juste opposition entre démocrates et théocrates. » Problème, le manifeste n’attaque en aucun cas l’islam mais l’islamisme, c’est à dire l’instrumentalisation politique et réactionnaire de l’islam. Preuve, s’il en était besoin, que la confusion sur les termes piège l’esprit critique et donc paralyse toute réponse intelligente face à l’intégrisme.
Les faucons du pentagone ont encore de beaux jours devant eux. Car pendant qu’ils positionnent la résistance à l’islamisme sur le champ stérile de la guerre contre l’ «axe du mal », chaque fois que des intellectuels, même féministes et laïque, même de culture musulmane, tentent une autre approche… Des esprits confus, comme The Brussels Journal en Belgique ou The Toronto Star au Canada, crient à l’ « islamophobie ».
Heureusement, de très nombreux confrères ont préféré donner la parole aux signataires plutôt que de juger sans comprendre : L’Express a été le premier hebdo français à reproduire intégralement le manifeste, ainsi que TOC magazine. Beaucoup de radio (RTL, RMC, France Info) ont relayé l’initiative. Al Jazira a repris, sans la commenter, l’intégralité de la dépêché AFP. La BBC et Sky news en Italie ont signalé le manifeste. Sur internet, le texte a été reprise par de très nombreux sites, notamment Proche-orient.info et France2.fr. A ce jour, le manifeste a été repris en Suisse, au Danemark, en Belgique, en Allemagne, en Italie, au Canada, à Chypre et en Colombie. Les journaux anglais et Américains, qui ont décrété une sorte d’embargo contre la publication des dessins sur Mahomet, sont les plus réticents. Comme si la guerre en Irak mettait moins d’ « huile sur le feu » que la publication de caricatures sur la religion ou d’un manifeste signé par Salman Rushdie réclamant la résistance des idées…
De nombreux lecteurs ont fait circuler des mails pour soutenir Charlie hebdo. Certains nous comparent à l’Aurore qui avait, en son temps, publié le « J’accuse » de Zola. D’autres voudraient que l’on soit « douze millions » à signer. Rappelons que deux autres pétitions sont à signer.
- L’Appel des musulmans, agnostiques et athées de culture musulmane, pour la liberté de la presse sur http://www.histoiresdememoire.org
- Et « Defend Free Speech and Secularism », lancé par Maryam Namazie, responsable d’un mouvement de résistance communiste iranien depuis l’Angleterre : http://new.PetitionOnline.com/namazie/petition.html
Ces deux pétitions, ainsi que l’évolution au jour le jour du manifeste (ses traductions) sont à suivre sur le site de la Revue ProChoix : http://www.prochoix.org
Caroline Fourest